Le 25 novembre n’est pas un jour officiel en Albanie, ni dans de nombreux autres pays, bien qu’il ait été proclamé Journée internationale par l’ONU. Pourtant, partout dans le monde, les femmes sont les premières victimes de la violence — dans les guerres internationales, les conflits civils, la vie publique et au sein de la famille.
Rien qu’en 2023, en Allemagne, 360 femmes ont été tuées par leur partenaire ou par un proche. Et les meurtres ne sont que la partie émergée de l’iceberg. L’Albanie ne vit pas sur une autre planète : écrire sur l’Albanie sans parler de la violence faite aux femmes et aux filles ne serait pas vrai. Ce serait contourner le cœur de la question. Ce serait mentir.
Ce serait particulièrement inexact ici, dans la municipalité de Fier, et précisément en novembre, alors que le 29 nous célébrons la Libération du fascisme et de l’occupation nazie. Car en septembre 1943, 68 jeunes filles de Fier ont rejoint la Résistance. Deux d’entre elles sont tombées en martyres : Liri Gero et Pinelopi Pirro. Liri fut brûlée vive par les nazis. Les autres ont survécu, beaucoup blessées, et certaines furent ensuite de nouveau frappées par les retournements politiques de la dictature communiste. Victimes deux fois : du fascisme, puis de la dictature albanaise.
La violence envers les femmes existait avant la guerre et avant la dictature, et elle n’a pas disparu après la Libération. Et ce qui pèse sur les femmes en Albanie ne se limite pas aux coups et aux blessures physiques. La violence faite aux femmes n’est pas simplement un “incident”, un “conflit familial”, un “moment de nervosité” ou une “tragédie isolée”. Elle est inscrite dans les habitudes, les plaisanteries, le silence, la fatigue, la honte. Souvent, elle naît avant même qu’un mot soit prononcé.
Comme dans l’histoire de cette lycéenne à Tirana, au début de ce siècle, qui avait commencé à vivre “comme un garçon” : l’habillement, la démarche, le langage, l’attitude — elle disait même qu’elle ne pouvait pas être une fille, puisqu’elle aimait les filles. Aujourd’hui, on l’interpréterait autrement. Mais à l’époque, ses camarades et ses enseignantes avaient compris quelque chose de plus simple et de plus douloureux : fille unique, sous le poids d’un père traditionnellement tout-puissant dans la famille, elle prenait le rôle masculin pour se protéger de l’idée que la féminité était un manque, une charge. Cette histoire n’est pas rare. Elle est moderne. Et elle se relie de manière étonnante à une figure ancienne de la culture albanaise : la burrneshë.
Ces femmes des montagnes qui prenaient le rôle de l’homme afin d’échapper à un mariage forcé, ou simplement pour acquérir les droits que leur refusait leur genre. Autrefois, il fallait un serment de virginité éternelle pour obtenir cette liberté. Aujourd’hui, il suffit de la pression, de la charge, de l’humiliation pour pousser des jeunes filles à croire qu’elles doivent cesser d’être elles-mêmes pour pouvoir respirer. (Je ne cache pas que cette jeune fille, plus tard, a retrouvé sa féminité grâce au soutien de ses enseignantes et de ses amies.)
Les temps changent, mais les blessures ne guérissent pas aussi vite. La blessure naît de l’idée que la valeur d’une femme est inférieure à celle d’un homme. Une idée, en Albanie comme ailleurs, peut faire plus de mal qu’un coup de poing. Alors, que signifie le 25 novembre dans un pays où une femme doit encore prouver sa valeur pour obtenir ce qu’un homme reçoit sans même ouvrir la bouche ?
Ce n’est pas une journée contre les hommes. Ce n’est ni un procès ni un slogan importé. C’est un miroir. Un miroir que la société évite depuis longtemps, parce qu’il montre quelque chose de simple, de clair, mais de désagréable pour beaucoup : sans les femmes, rien ne tient debout. Mais ce sont justement elles qui sont blessées le plus souvent.
Je le dis en tant qu’homme, et surtout en tant que père : lorsqu’on fait du mal à une femme ou à une fille, on perd sa dignité d’homme.
Parce que ta vie commence dans le corps d’une femme.
Parce que tu n’es né garçon que grâce à une femme.
Parce que ta continuité passe par une femme.
Parce que ta mémoire, ton héritage, ta lignée passent par elle.
Aucun homme ne devient un homme sans respecter celle qui lui a donné la vie.
Et aucun homme ne le reste s’il ne respecte pas celle qui donne la vie à son enfant.
Au fond, c’est la femme qui fait l’homme.
Avant la protection vient le respect. Sans respect, il n’y a pas de société — seulement des foyers où l’on survit entre le silence de la honte et la douleur des blessures. Le 25 novembre n’est pas un reproche. C’est une mémoire. La mémoire qu’un peuple ne peut être fort si la moitié de sa population vit sous la menace, la peur ou la fatigue sans fin d’être toujours celle qui endure et se tait.
Une société qui blesse ses femmes se blesse elle-même.
Et pour l’Albanie que j’aime, j’ai inclus ce jour dans “Nëntori Shqiptar” :
Une société qui protège ses femmes et ses filles, qui les honore et les respecte, guérit.
